Catégorie : 5 étoiles – Coups de coeur

“La fille de Lake Placid” de Marie Charrel : la rencontre entre Joan Baez & Lana Del Rey

La fille de Lake Placid

En 2019, Lana Del Rey invite Joan Baez à partager un duo avec elle sur une scène de San Francisco. Marie Charrel a imaginé les circonstances de cette rencontre improbable, tant les deux femmes semblent différentes. La fille de Lake Placid retrace principalement la jeunesse de Lana Del Rey et son long chemin jusqu’au succès. Au début des années 90, celle qui n’est alors que la petite Elizabeth Grant aime se réfugier dans la forêt, avant de découvrir l’alcool et la poésie à l’adolescence. Du côté de Joan Baez, l’autrice évoque surtout les dernières semaines avant le duo : la chanteuse engagée a renoncé depuis longtemps à la musique, et vit désormais dans une ferme de Californie. Elle consacre son temps libre à la peinture et refuse toutes les sollicitations. Il faudra beaucoup de persévérance à Lana pour la convaincre de chanter avec elle.

Entre faits réels et scènes fictives, Marie Charrel dresse un portrait sensible de Lana del Rey, une jeune femme lumineuse qui a appris à composer avec ses parts d’ombre : si elle est d’une détermination sans faille, elle tombe très jeune dans l’addiction à l’alcool. D’un pensionnat du Connecticut aux Open Mic des bars de New-York, Elizabeth va se construire un véritable personnage, à la fois sexy et éthéré, très marqué par l’histoire des Etats-Unis, entre pop culture et décadence. Marie Charrel s’est amusée par ailleurs à lui inventer un monde onirique à sa mesure, avec des passages inspirés de l’univers de David Lynch et de Twin Peaks. Lana y  croise des personnages fantasmagoriques, nain, voyante, fétichistes ou encore “la femme à la bûche” (l’une de mes scènes préférées).

La fille de Lake Placid est un bonbon acidulé à l’atmosphère vaporeuse, une lecture délicate et poétique, ponctuée d’extraits de chansons et du recueil de Lana Del Rey, Violette sur l’herbe à la renverse *. Un livre que j’ai eu beaucoup de plaisir à lire, et qui n’est pas réservé aux fans des deux chanteuses.

La fille de Lake Placid * de Marie Charrel, janvier 2024, 278 pages.

Ce livre est publié dans la collection “Les audacieuses” des éditions Les Pérégrines, qui raconte de façon romancé la trajectoire de femmes inspirantes, comme Maria Callas, Greta Garbo ou Rose Valland.

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“Pablo” ou la jeunesse de Picasso

Pablo

Cette version intégrale de Pablo regroupe 4 bandes-dessinées publiées entre 2012 et 2014. On y suit Pablo Picasso, depuis son arrivée à Paris en 1900, ainsi que Fernande Olivier : cette jeune femme est devenu modèle pour subvenir à ses besoins et échapper à son mari violent. Celle que l’on surnommera plus tard la “Belle Fernande” sera le premier amour et la muse du peintre espagnol, à qui elle inspirera des centaines de peintures.  Picasso se lie aussi d’amitié avec le fidèle Max Jacob, poète, astrologue à ses heures perdues, et secrètement amoureux du peintre. Il rencontre également Guillaume Apollinaire ou George Braque, co-fondateur du cubisme. Aucun d’eux n’est encore connu, et ils mènent alors une vie de bohème,  rythmée par les fêtes, le sexe et les substances illicites.

Truffée d’anecdotes, cette BD adopte le point de vue de Fernande Olivier. C’est elle qui nous fait entrer dans le quotidien du jeune Pablo avant qu’il ne devienne Picasso. Cet ouvrage se nourrit de la vie du peintre pour en faire un véritable personnage de BD. Pendant ces premières années parisiennes, Pablo cherche d’abord son style, et puis dans la dernière partie on suit la genèse des Demoiselles d’Avignon (dont le premier titre était Le bordel), qui signera le début du succès.

Picasso et Fernande rencontrent les marchands d’art Leo et Gertrude Stein, ou encore Matisse, ce “cher maître” avec qui la concurrence est féroce. Tout au long de la BD c’est un défilé de poètes et de peintres : certains deviendront célèbres, beaucoup connaîtront un destin tragique. Picasso, Fernande, Max Jacob, Apollinaire, Marie Laurencin, Braque et tant d’autres lient leurs existences dans un Paris en pleine ébullition culturelle entre l’exposition universelle, la création du bateau-lavoir à Montmartre, et le salon des artistes indépendants qui voit émerger une nouvelle génération de peintres. Quelle époque !

Pablo est une excellente BD, avec de l’humour et du rythme, qui séduira aussi bien ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’art que ceux qui ont juste envie de passer un bon moment avec des personnages hauts en couleur.

Pablo, en en version poche (Dargaud, juin 2022, 352 pages). Il existe aussi une version intégrale brochée et il est possible d’acheter le tome 1, le tome 2, le tome 3 et le tome 4 séparément.*

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[Album Jeunesse] Les affreux chandails de Lester – K.G. Campbell

 

les affreux chandails de Lester

Alors que la maison de Cousine Clara a été mangée par un crocodile, elle doit s’installer avec la famille de Lester (même si personne ne sait au juste de qui Cousine Clara est la cousine). Elle se met alors à  tricoter des chandails au petit garçon. Lui qui avait l’habitude d’être toujours tiré à quatre épingles, si fier de sa cravate nouée, et de ses cheveux bien brossés, le pauvre enfant se retrouve affublé d’un premier chandail jaune avec des pompons violets, à la fois ratatiné et pendant, troué là où il ne fallait pas et fermé là où il devait être troué. Et en plus il va devoir mettre cet AFFREUX chandail pour aller à l’école, ce qui va lui attirer les moqueries d’Enid Measles. Quand le chandail est retrouvé tout rétréci dans le panier à linge (ouf), Cousine Clara lui tricote un nouveau chandail ABOMINABLE, rose dérangeant, avec plein de petites poches placées à l’envers un peu partout…

Les affreux chandails de Lester 1

Et ainsi de suite, à chaque fois que Lester trouve une façon de se débarrasser d’un chandail, Cousine Clara lui en tricote un encore plus affreux que le précédent. Cet album joue sur le comique de répétition : un sort funeste attend chaque chandail de Lester, qui rivalise d’imagination pour que cela ait l’air d’un tragique accident (celui-ci est déchiqueté par la tondeuse, celui-là tombe dans les égouts, un autre est volé par des bandits de grand chemin…) mais chaque chandail détruit est aussitôt remplacé par une nouvelle création de Cousine Clara.

Les affreux chandails de Lester 2

Quel régal que cet album à l’univers loufoque et absurde (qui n’est pas sans rappeler celui de Roald Dahl je trouve) dans lequel les crocodiles mangent les maisons et où les chandails se font picorer par des autruches déchaînées. Les illustrations à l’ancienne (tout comme la police d’écriture), sont délicieuses, le vocabulaire recherché et le style ciselé. Et puis je suis tombée totalement sous le charme de Lester, petit garçon curieux qui collectionne les objets trouvés, dresse des listes de choses suspectes commençant par un C (Chenilles, Choux, Chats, Clowns…) et de choses puantes commençant par un B, ou aime mesurer ses chaussettes afin qu’elles soient bien à la même hauteur. Un grand, grand coup de cœur!

Les affreux chandails de Lester 3

Les affreux chandails de Lester de K.G. Campbell, éditions de La Pastèque, Collection Pamplemousse.

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[Roman] La route du Cap – Jennifer McVeigh

Fin du XIXe: A la mort de son père criblé de dettes Frances se retrouve sans ressources et doit accepter la demande en mariage d’un jeune médecin, Edwin, installé en Afrique du Sud. Sur le bateau qui l’emmène vers ce pays inconnu et ce futur mari qu’elle n’aime pas, elle tombe amoureuse du séduisant William Westbrook.

Il m’a fallu un peu de temps pour m’attacher à Frances, jeune femme gâtée et naïve, et William et Edwin, les deux hommes de l’histoire, sont difficiles à cerner. Après un début un peu lent, c’est finalement quand Frances débarque enfin dans son pays d’adoption que je me suis totalement laissée embarquée par cette lecture.  A mille lieux de sa vie londonienne, Frances va découvrir les multiples visages de l’Afrique du Sud, de l’isolement du Veld aux quartiers miteux de la ville de Kimberley, les conditions déplorables de l’exploitation des mines de diamants (avec des ouvriers maintenus dans un quasi-esclavage) et la menace de la variole.

La route du Cap est le très beau portrait d’une femme dont les expériences successives vont forger le caractère. Avant de faire un choix entre le flamboyant William et le discret Edwin, Frances devra d’abord apprendre à se connaître elle-même. C’est un magnifique récit sur la peur et le courage, et surtout l’une des plus jolies histoires d’amour que j’ai pu lire récemment. J’ai dévoré les 300 dernières pages d’une traite, et après avoir tourné la dernière page, j’ai aussitôt regretté de n’avoir pas fait durer le plaisir un peu plus longtemps. C’est je crois le seul roman de Jennifer McVeigh à ce jour mais j’espère qu’il y en aura beaucoup d’autres !

La route du Cap, éditions Le livre de poche mai 2014, 552 pages – 5 étoiles

[BD] Pendant que le roi de Prusse faisait la guerre, qui donc lui reprisait ses chaussettes? – Zidrou & Roger

Pendant que le roi de prusse 3

– Comment va Michel?
– Bien. Enfin! Mieux qu’on ne l’aurait jamais espéré. Il vit sa vie, quoi! Avec ses petites misères et ses grandes joies.
– Et vous, Madame Hubeau?
– Moi aussi… Je vis sa vie.

 Catherine Hubeau, veuve, s’occupe seule de son fils Michel, 43 ans, qui souffre d’un important retard mental depuis un accident de voiture. Michel c’est un enfant coincé dans un corps d’adulte, qui aime le chocolat, les jeux vidéos, le dessin animé Hippie Papy, tricher au Puissance 4, mais aussi la bière et les films pornos (il a vu 13 fois Les jumelles perverses).  A 72 ans, Mme Hubeau n’a plus l’âge ni la force physique pour s’occuper de son ‘gros bonhomme en chocolat’, capable de piquer des colères retentissantes parce qu’il ne trouve pas son T-shirt préféré à sa place habituelle. Pourtant chaque jour elle répète inlassablement les mêmes gestes, les mêmes mots, les petits rituels qui rassurent Michel.

Cette BD au titre énigmatique raconte donc l’histoire de Mme Hubeau et de Michel sous forme de petites scènes quotidiennes.  Ayant moi-même un frère handicapé, j’ai été profondément touchée par la justesse des émotions: c’est un récit qui retranscrit parfaitement ce que peut être la vie d’un adulte souffrant de ce type de handicap, et la complexité des sentiments que ses proches peuvent éprouver.

Il y a des moments de découragement, des envies de liberté, la tentation parfois de tourner les talons. Il y a le décalage entre le regard extérieur même s’il est bienveillant (Michel trouve toujours quelqu’un pour disputer une partie de Puissance 4) et les difficultés quotidiennes (Sa mère est seule quand il fait un malaise sous la douche ou pour affronter ses colères dévastatrices). Il y a les regrets, de ce que la vie de son fils aurait pu être sans cet accident, et la culpabilité.

Mais il y a aussi les moments de tendresse et de complicité, les petits bonheurs quotidiens, cette relation fusionnelle et unique entre une mère et son fils.  Si le handicap est le sujet principal, il est aussi beaucoup, et surtout, question d’amour maternel (c’est d’ailleurs dans ce sens que je comprends le titre). C’est beau, c’est triste, mais c’est drôle aussi parfois, je vous rassure, par exemple  quand Mme Hubeau va emprunter avec la plus grande décontraction un DVD porno sous les yeux affolés d’un client lambda. Les dessins participent grandement à la réussite de cet album, beaucoup de sentiments passent par les attitudes des personnages, les proportions (Michel a une stature impressionnante alors que sa mère est toute petite) et les regards (les grands yeux ronds de Mme Hubeau sont  particulièrement expressifs).

Pendant que le roi de Prusse faisait la guerre, qui donc lui reprisait ses chaussettes? est vraiment un concentré d’émotions, le magnifique portrait d’une mère courage. Vous l’aurez compris, pour moi c’est un grand, énorme coup de cœur.

Pendant que le roi de Prusse faisait la guerre, qui donc lui reprisait ses chaussettes? de Zidrou & Roger, éditions Dargaud septembre 2013 – 5 étoiles

Challenge petit bac 2014