Catégorie : Romans francophones

Fabriquer une femme de Marie Darrieussecq : chronique de deux adolescences

 

Fabriquer une femme - Marie Darrieussecq

Rose et Solange sont deux adolescentes qui grandissent dans les années 80 à Clèves, une petite ville du Pays Basque. Rose est une jeune fille plutôt rangée et raisonnable. Elle forme déjà un mignon petit couple avec Christian mais se demande quand même si c’est “le bon”. Solange (personnage déjà croisé dans Clèves, un autre roman de Marie Darieussecq) habite en face de chez Rose. Issue d’un milieu modeste, elle a un tempérament plus rebelle et rêve déjà d’autres horizons. Leurs caractères très différents n’empêchent pas Rose et Solange d’être amies. Pourtant quand Solange tombe enceinte à 15 ans, les deux jeunes filles vont prendre des trajectoires radicalement opposées. 

Ce roman est construit en deux temps : dans la première partie du livre on suit d’abord Rose de son adolescence jusqu’à ses premiers pas dans l’âge adulte. Puis dans la deuxième moitié on adopte le point de vue de Solange, revenant parfois sur les mêmes événements, mais perçus de façon différente. 

J’ai beaucoup aimé ce roman, d’abord parce que les deux personnages sont de la même génération que moi, j’y ai donc retrouvé une ambiance et des souvenirs de mon adolescence dans les années 80/90. J’ai quand même préféré la première partie, celle autour de Rose. La 2e moitié autour du personnage de Solange m’a semblé plus caricaturale et un peu répétitive, même si c’est aussi là que le roman s’ancre le plus dans son époque, avec notamment l’apparition du Sida. Malgré ce petit bémol, Fabriquer une femme reste un roman très agréable à lire sur cette période charnière qu’est l’adolescence. 

Fabriquer une femme (clic)* de Marie Darrieussecq, éditions P.O.L 2024, 336 pages

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La fractale des raviolis de Pierre Raufast : un récit gigogne

La fractale des raviolis

Je suis désolé, ma chérie, je l’ai sautée par inadvertance”. Une femme trompée décide de tuer son époux en empoisonnant son plat de raviolis. Mais rien ne va se passer comme prévu… 

Difficile de résumer ce livre qui est en fait un récit gigogne. La première histoire en cache une autre qui elle-même en cache une autre, etc.  Au milieu du livre, on repart en sens inverse, reprenant chaque histoire à rebours pour finir sur celle qui ouvrait le livre (vous suivez toujours ?).

Le procédé est original, et on ne peut que saluer l’imagination et l’inventivité de Pierre Raufast. Toutes les histoires qui composent ce récit sont très différentes les unes des autres. Un informaticien allemand qui imagine une toile impossible à prendre en photo, un arnaqueur de vieilles dames, un serial-killer en herbe ou un écrivain confronté à une invasion de rat-taupes, chaque histoire est étonnante et improbable. Le récit est assez addictif, et on est curieux de savoir où va bien pouvoir nous emmener l’auteur au chapitre suivant. Avec cette alternance d’histoires très courtes, La fractale des raviolis est plus proche d’un recueil de nouvelles (dont je suis peu friande) que d’un roman. Je ne regrette cependant pas d’avoir lu ce livre surprenant ! 

La fractale des raviolis de Pierre Raufast (clic)*, éditions Folio 2015, 240 pages.

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Odette Froyard en trois façons d’Isabelle Monnin : une enquête familiale

Odette Froyard en trois façons - Isabelle Monnin

“Il n’y a de femme invisible que pour ceux qui regardent mal”. 

Près de 30 ans après sa mort, Isabelle Monnin entreprend de dresser le portrait de sa grand-mère. Quelle empreinte a donc laissé cette femme discrète, qui ne parlait jamais d’elle-même et préférait se consacrer au bien-être des autres ? Les souvenirs d’enfance ne vont finalement laisser qu’un grand sentiment de frustration à l’autrice : certes Odette était aimée, mais encore ? Qui était-elle vraiment, en dehors de son statut d’épouse et de mère ? Isabelle Monnin s’engage alors dans une véritable enquête familiale et généalogique

Y-a-t’il toujours de l’extraordinaire dans l’ordinaire ? Isabelle Monnin en est persuadée. Alors elle fouille inlassablement dans la vie d’Odette, interroge ceux qui restent, met à jour des secrets de famille. Et pour que l’on n’oublie pas Odette, elle s’arrange parfois un peu avec la réalité, se servant de son talent de romancière dans la dernière partie pour combler les fissures qui restent malgré son minutieux travail de recherche. Odette Froyard en trois façons est un livre cousu à petits points délicats, dans lequel l’autrice invoque aussi les autres fantômes de sa vie, son fils et sa sœur, pour l’accompagner sur le chemin de la mémoire. J’ai beaucoup aimé ce roman très émouvant, qui m’a parfois fait penser (de par l’enquête familiale, la période de la 2ème guerre mondiale, et cette envie de redonner leur entière place aux disparus) à un autre roman adoré, La carte postale d’Anne Berest. 

Odette Froyard en trois façons (clic)* d’Isabelle Monnin, éditions Gallimard 2024, 272 pages

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“La fille de Lake Placid” de Marie Charrel : la rencontre entre Joan Baez & Lana Del Rey

La fille de Lake Placid

En 2019, Lana Del Rey invite Joan Baez à partager un duo avec elle sur une scène de San Francisco. Marie Charrel a imaginé les circonstances de cette rencontre improbable, tant les deux femmes semblent différentes. La fille de Lake Placid retrace principalement la jeunesse de Lana Del Rey et son long chemin jusqu’au succès. Au début des années 90, celle qui n’est alors que la petite Elizabeth Grant aime se réfugier dans la forêt, avant de découvrir l’alcool et la poésie à l’adolescence. Du côté de Joan Baez, l’autrice évoque surtout les dernières semaines avant le duo : la chanteuse engagée a renoncé depuis longtemps à la musique, et vit désormais dans une ferme de Californie. Elle consacre son temps libre à la peinture et refuse toutes les sollicitations. Il faudra beaucoup de persévérance à Lana pour la convaincre de chanter avec elle.

Entre faits réels et scènes fictives, Marie Charrel dresse un portrait sensible de Lana del Rey, une jeune femme lumineuse qui a appris à composer avec ses parts d’ombre : si elle est d’une détermination sans faille, elle tombe très jeune dans l’addiction à l’alcool. D’un pensionnat du Connecticut aux Open Mic des bars de New-York, Elizabeth va se construire un véritable personnage, à la fois sexy et éthéré, très marqué par l’histoire des Etats-Unis, entre pop culture et décadence. Marie Charrel s’est amusée par ailleurs à lui inventer un monde onirique à sa mesure, avec des passages inspirés de l’univers de David Lynch et de Twin Peaks. Lana y  croise des personnages fantasmagoriques, nain, voyante, fétichistes ou encore “la femme à la bûche” (l’une de mes scènes préférées).

La fille de Lake Placid est un bonbon acidulé à l’atmosphère vaporeuse, une lecture délicate et poétique, ponctuée d’extraits de chansons et du recueil de Lana Del Rey, Violette sur l’herbe à la renverse *. Un livre que j’ai eu beaucoup de plaisir à lire, et qui n’est pas réservé aux fans des deux chanteuses.

La fille de Lake Placid * de Marie Charrel, janvier 2024, 278 pages.

Ce livre est publié dans la collection “Les audacieuses” des éditions Les Pérégrines, qui raconte de façon romancé la trajectoire de femmes inspirantes, comme Maria Callas, Greta Garbo ou Rose Valland.

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Les ciels furieux d’Angélique Villeneuve : l’horreur à hauteur d’enfant

 

Les ciels furieuxQuelque part en Europe de l’Est, dans une “zone de résidence” dans laquelle les juifs sont parqués, une petite fille de 8 ans vit avec ses parents, sa sœur Zelda et ses quatre frères. Épuisée par ses grossesses, dépressive, la mère s’occupe peu de ses enfants et a délégué le soin des plus petits aux deux sœurs aînées. Henni n’est pas peu fière de cette responsabilité, de ce tout petit bébé, Avrom, dont elle a désormais la charge. Mais un jour, son tout petit monde s’écroule en quelques minutes : des soldats russes pénètrent dans la maison, et Henni doit s’enfuir avec sa sœur et l’un de ses frères, qu’elle n’aime guère. Après avoir passé une nuit dehors, Henni cherche à retourner dans la maison familiale, sans savoir si quelqu’un l’y attend encore.

Les ciels furieux est l’histoire tragique de cette petite fille qui se retrouve seule pendant 24 heures, errant dans les environs de son village, découvrant petit à petit les conséquences de cette nuit terrible. On ne sait jamais où l’histoire se déroule, ni quand exactement, mais peu importe : elle rappelle que l’Histoire se répète en tous temps et en tous lieux. Le récit est raconté à hauteur d’enfant et l’horreur de ce qui arrive à Henni passe par le filtre de sa jeune conscience. Son cerveau cherche à la protéger de ce qu’elle a vécu, un voile semble posé sur tout ce qui l’entoure : les pensées de la petite fille sont souvent confuses, voire oniriques. Elle est dans le déni, refuse de se rappeler ce qui s’est passé exactement dans la maison familiale quand les soldats y sont entrés.

L’histoire est évidemment glaçante, mais le roman reste supportable grâce au personnage d’Henni, cette petite fille forte et rayonnante. Au milieu du chaos, il y a même quelques instants de grâce et de lumière comme seule l’enfance peut en produire. Et puis il y a la langue chantante et délicate d’Angélique Villeneuve qui donne une dimension poétique au récit. Un livre sur la fin de l’enfance, la mort et le deuil, mais un roman pourtant plein de vie.

Angélique Villeneuve est venu parler de ce livre au Festival Jardins d’hiver en février 2024, le podcast (Une enfant face à la violence) est à écouter ici

Les ciels furieux (clic)* d’Angélique Villeneuve, éditions Le passage, août 2023, 209 pages.

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Les ciels furieux coup de coeur