Catégorie : Lectures – Classement par note

Miroir de nos peines, l’adaptation graphique de Christian de Metter

 

Miroir de nos peines BD

Après Au-revoir là-haut et Couleurs de l’incendie, c’est le dernier tome de la trilogie de Pierre Lemaître qui est une nouvelle fois adapté en format graphique par Christian de Metter. Ce 3e volume nous plonge en avril 1940. On y retrouve Louise, la petite voisine d’Albert et Edouard dans Au revoir là-haut. Vingt ans plus tard, elle est devenue une jeune femme indépendante et solitaire. Institutrice, elle travaille aussi comme serveuse dans le restaurant de Monsieur Jules. Un jour, un médecin habitué de l’établissement lui propose une forte somme d’argent à une seule condition, la voir nue. Louise accepte, mais la rencontre ne va pas se dérouler comme prévu… Et la découverte d’un lourd secret familial va l’amener à se jeter sur les routes d’une France en pleine débâcle.

En parallèle de l’histoire de Louise, Miroir de nos peines retrace également la trajectoire de plusieurs autres personnages :  Raoul et Gabriel, deux soldats aux caractères très différents qui vont devoir s’allier, Fernand, un garde-mobile qui veut mettre à l’abri sa femme malade, et Désiré, un escroc charismatique. Avec ses nombreuses ramifications, ce dernier tome n’était sans doute pas le plus facile à adapter. Il est pourtant tout aussi réussi que les précédents ! Christian de Metter respecte parfaitement le travail initial de Pierre Lemaître, en jonglant aisément entre les différentes histoires, jusqu’à ce que les destins des personnages finissent par se croiser. Il apporte en plus sa patte graphique très reconnaissable, avec beaucoup de réalisme, des couleurs sombres, ainsi que des personnages aux traits anguleux et expressifs. Une belle conclusion !

Miroir de nos peines* de Christian de Metter, adapté du roman de Pierre Lemaître, novembre 2023, éditions Rue de Sèvres, 184 pages.

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Les ciels furieux d’Angélique Villeneuve : l’horreur à hauteur d’enfant

 

Les ciels furieuxQuelque part en Europe de l’Est, dans une “zone de résidence” dans laquelle les juifs sont parqués, une petite fille de 8 ans vit avec ses parents, sa sœur Zelda et ses quatre frères. Épuisée par ses grossesses, dépressive, la mère s’occupe peu de ses enfants et a délégué le soin des plus petits aux deux sœurs aînées. Henni n’est pas peu fière de cette responsabilité, de ce tout petit bébé, Avrom, dont elle a désormais la charge. Mais un jour, son tout petit monde s’écroule en quelques minutes : des soldats russes pénètrent dans la maison, et Henni doit s’enfuir avec sa sœur et l’un de ses frères, qu’elle n’aime guère. Après avoir passé une nuit dehors, Henni cherche à retourner dans la maison familiale, sans savoir si quelqu’un l’y attend encore.

Les ciels furieux est l’histoire tragique de cette petite fille qui se retrouve seule pendant 24 heures, errant dans les environs de son village, découvrant petit à petit les conséquences de cette nuit terrible. On ne sait jamais où l’histoire se déroule, ni quand exactement, mais peu importe : elle rappelle que l’Histoire se répète en tous temps et en tous lieux. Le récit est raconté à hauteur d’enfant et l’horreur de ce qui arrive à Henni passe par le filtre de sa jeune conscience. Son cerveau cherche à la protéger de ce qu’elle a vécu, un voile semble posé sur tout ce qui l’entoure : les pensées de la petite fille sont souvent confuses, voire oniriques. Elle est dans le déni, refuse de se rappeler ce qui s’est passé exactement dans la maison familiale quand les soldats y sont entrés.

L’histoire est évidemment glaçante, mais le roman reste supportable grâce au personnage d’Henni, cette petite fille forte et rayonnante. Au milieu du chaos, il y a même quelques instants de grâce et de lumière comme seule l’enfance peut en produire. Et puis il y a la langue chantante et délicate d’Angélique Villeneuve qui donne une dimension poétique au récit. Un livre sur la fin de l’enfance, la mort et le deuil, mais un roman pourtant plein de vie.

Angélique Villeneuve est venu parler de ce livre au Festival Jardins d’hiver en février 2024, le podcast (Une enfant face à la violence) est à écouter ici

Les ciels furieux (clic)* d’Angélique Villeneuve, éditions Le passage, août 2023, 209 pages.

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Les ciels furieux coup de coeur

“Pablo” ou la jeunesse de Picasso

Pablo

Cette version intégrale de Pablo regroupe 4 bandes-dessinées publiées entre 2012 et 2014. On y suit Pablo Picasso, depuis son arrivée à Paris en 1900, ainsi que Fernande Olivier : cette jeune femme est devenu modèle pour subvenir à ses besoins et échapper à son mari violent. Celle que l’on surnommera plus tard la “Belle Fernande” sera le premier amour et la muse du peintre espagnol, à qui elle inspirera des centaines de peintures.  Picasso se lie aussi d’amitié avec le fidèle Max Jacob, poète, astrologue à ses heures perdues, et secrètement amoureux du peintre. Il rencontre également Guillaume Apollinaire ou George Braque, co-fondateur du cubisme. Aucun d’eux n’est encore connu, et ils mènent alors une vie de bohème,  rythmée par les fêtes, le sexe et les substances illicites.

Truffée d’anecdotes, cette BD adopte le point de vue de Fernande Olivier. C’est elle qui nous fait entrer dans le quotidien du jeune Pablo avant qu’il ne devienne Picasso. Cet ouvrage se nourrit de la vie du peintre pour en faire un véritable personnage de BD. Pendant ces premières années parisiennes, Pablo cherche d’abord son style, et puis dans la dernière partie on suit la genèse des Demoiselles d’Avignon (dont le premier titre était Le bordel), qui signera le début du succès.

Picasso et Fernande rencontrent les marchands d’art Leo et Gertrude Stein, ou encore Matisse, ce “cher maître” avec qui la concurrence est féroce. Tout au long de la BD c’est un défilé de poètes et de peintres : certains deviendront célèbres, beaucoup connaîtront un destin tragique. Picasso, Fernande, Max Jacob, Apollinaire, Marie Laurencin, Braque et tant d’autres lient leurs existences dans un Paris en pleine ébullition culturelle entre l’exposition universelle, la création du bateau-lavoir à Montmartre, et le salon des artistes indépendants qui voit émerger une nouvelle génération de peintres. Quelle époque !

Pablo est une excellente BD, avec de l’humour et du rythme, qui séduira aussi bien ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’art que ceux qui ont juste envie de passer un bon moment avec des personnages hauts en couleur.

Pablo, en en version poche (Dargaud, juin 2022, 352 pages). Il existe aussi une version intégrale brochée et il est possible d’acheter le tome 1, le tome 2, le tome 3 et le tome 4 séparément.*

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Prix Fémina des lycéens 2023 : Ce que je sais de toi d’Eric Chacour

Ce que je sais de toi - Eric Chacour

Issu d’une famille aisée du Caire, Tarek a toujours fait ce que ses proches attendaient de lui : il est devenu médecin et il a épousé la jolie Mira, avec qui il espère avoir bientôt un enfant. Il partage son temps entre le cabinet médical hérité de son père, dans lequel se pressent des égyptiens de la communauté levantine, et le dispensaire qu’il a créé pour soigner la population d’un quartier pauvre. Mais une rencontre inattendue va bouleverser son existence et remettre en cause toutes ses certitudes.

Ce premier roman d’un jeune auteur québécois est sorti en août 2023, et il a rencontré un succès inattendu : vous l’avez sans doute déjà croisé sur les réseaux sociaux, avant même qu’il ne remporte le prix Fémina des lycéens 2023. La première partie de ce livre a une particularité qui pourra agacer certains lecteurs : elle est construite à la 2e personne du singulier, avec un narrateur dont on ignore l’identité et qui s’adresse directement à Tarek, le personnage principal. Ce choix stylistique m’a personnellement gênée : il donne un ton un peu artificiel, rend parfois la lecture scabreuse et maintient le lecteur à distance. C’est sans doute principalement pour cette raison que j’ai été moins emballée que d’autres par cette lecture. C’est dommage, car par ailleurs Ce que je sais de toi a beaucoup de qualités.

C’est un livre délicat et émouvant, qui interroge sur le destin, le poids des traditions et de la famille. Peut-on changer son destin quand on a été conditionné dès l’enfance ? L’ambiance fait aussi beaucoup du charme de ce livre, avec une Egypte des années 80, en pleine mutation, qui se dessine surtout à travers les odeurs. Si je n’ai pas été complètement embarquée dans l’histoire de Tarek, j’ai quand même trouvé que c’était une lecture agréable, avec quelques rebondissements qui permettent de maintenir l’intérêt du lecteur jusqu’au dénouement.

Ce que je sais de toi (clic)* d’Eric Chacour, éditions Philippe Rey, août 2023, 301 pages.

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Les voleurs d’innocence de Sarai Walker

Les voleurs d'innocence de Sarai Walker

Héritières d’un magnat des armes à feu, les six sœurs Chapel portent toutes des noms de fleurs : Aster, Rosalind, Calla, Daphne, Iris et Hazel. Le père n’est qu’une ombre à la lisière de leurs vies, leur mère est trop aux prises avec ses démons intérieurs pour s’intéresser vraiment à ses filles. Tous vivent dans une bâtisse de Nouvelle-Angleterre qui ressemble à un gros gâteau de mariage. Et justement le mariage, à l’aube des années 50, semble la seule solution pour les aînées d’échapper à cette prison dorée. Mais alors que la première sœur, Aster, va bientôt épouser Matthew, sa mère la prévient : “Quelque chose d’horrible va arriver“. Mais peut-on vraiment prendre au sérieux cette femme qui croit voir des esprits au pied de son lit ?

Le roman se déroule sur deux temporalités : c’est Iris qui, plusieurs décennies après le drame, nous raconte le destin funeste de ses sœurs, car Aster ne sera pas la seule à mourir au lendemain de son mariage. “Les sœurs Chapel, d’abord elles sont mariées, puis elles sont enterrées” chantaient alors les gamins du quartier.

“Les voleurs d’innocence” est un conte d’inspiration gothique, un récit cruel et tragique qui m’a rappelé par certains aspects Virgin suicides, le roman de Jeffrey Eugenides adapté au cinéma par Sofia Coppola. Le roman est un peu long à démarrer, mais il devient ensuite très addictif. De ces six jolies fleurs, lesquelles parviendront à échapper à leur destin ? J’ai beaucoup aimé ce roman tant pour le suspens entretenu tout au long du livre que pour ses accents féministes. Et croyez-moi, même après avoir refermé “Les voleurs d’innocence”, les sœurs Chapel n’auront pas fini de vous hanter.

Les voleurs d’innocence (clic) de Sarai Walker, éditions Gallmeister, août 2023, 624 pages.