Catégorie : Lectures – Classement par Genre

Les ciels furieux d’Angélique Villeneuve : l’horreur à hauteur d’enfant

 

Les ciels furieuxQuelque part en Europe de l’Est, dans une “zone de résidence” dans laquelle les juifs sont parqués, une petite fille de 8 ans vit avec ses parents, sa sœur Zelda et ses quatre frères. Épuisée par ses grossesses, dépressive, la mère s’occupe peu de ses enfants et a délégué le soin des plus petits aux deux sœurs aînées. Henni n’est pas peu fière de cette responsabilité, de ce tout petit bébé, Avrom, dont elle a désormais la charge. Mais un jour, son tout petit monde s’écroule en quelques minutes : des soldats russes pénètrent dans la maison, et Henni doit s’enfuir avec sa sœur et l’un de ses frères, qu’elle n’aime guère. Après avoir passé une nuit dehors, Henni cherche à retourner dans la maison familiale, sans savoir si quelqu’un l’y attend encore.

Les ciels furieux est l’histoire tragique de cette petite fille qui se retrouve seule pendant 24 heures, errant dans les environs de son village, découvrant petit à petit les conséquences de cette nuit terrible. On ne sait jamais où l’histoire se déroule, ni quand exactement, mais peu importe : elle rappelle que l’Histoire se répète en tous temps et en tous lieux. Le récit est raconté à hauteur d’enfant et l’horreur de ce qui arrive à Henni passe par le filtre de sa jeune conscience. Son cerveau cherche à la protéger de ce qu’elle a vécu, un voile semble posé sur tout ce qui l’entoure : les pensées de la petite fille sont souvent confuses, voire oniriques. Elle est dans le déni, refuse de se rappeler ce qui s’est passé exactement dans la maison familiale quand les soldats y sont entrés.

L’histoire est évidemment glaçante, mais le roman reste supportable grâce au personnage d’Henni, cette petite fille forte et rayonnante. Au milieu du chaos, il y a même quelques instants de grâce et de lumière comme seule l’enfance peut en produire. Et puis il y a la langue chantante et délicate d’Angélique Villeneuve qui donne une dimension poétique au récit. Un livre sur la fin de l’enfance, la mort et le deuil, mais un roman pourtant plein de vie.

Angélique Villeneuve est venu parler de ce livre au Festival Jardins d’hiver en février 2024, le podcast (Une enfant face à la violence) est à écouter ici

Les ciels furieux (clic)* d’Angélique Villeneuve, éditions Le passage, août 2023, 209 pages.

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Les ciels furieux coup de coeur

“Pablo” ou la jeunesse de Picasso

Pablo

Cette version intégrale de Pablo regroupe 4 bandes-dessinées publiées entre 2012 et 2014. On y suit Pablo Picasso, depuis son arrivée à Paris en 1900, ainsi que Fernande Olivier : cette jeune femme est devenu modèle pour subvenir à ses besoins et échapper à son mari violent. Celle que l’on surnommera plus tard la “Belle Fernande” sera le premier amour et la muse du peintre espagnol, à qui elle inspirera des centaines de peintures.  Picasso se lie aussi d’amitié avec le fidèle Max Jacob, poète, astrologue à ses heures perdues, et secrètement amoureux du peintre. Il rencontre également Guillaume Apollinaire ou George Braque, co-fondateur du cubisme. Aucun d’eux n’est encore connu, et ils mènent alors une vie de bohème,  rythmée par les fêtes, le sexe et les substances illicites.

Truffée d’anecdotes, cette BD adopte le point de vue de Fernande Olivier. C’est elle qui nous fait entrer dans le quotidien du jeune Pablo avant qu’il ne devienne Picasso. Cet ouvrage se nourrit de la vie du peintre pour en faire un véritable personnage de BD. Pendant ces premières années parisiennes, Pablo cherche d’abord son style, et puis dans la dernière partie on suit la genèse des Demoiselles d’Avignon (dont le premier titre était Le bordel), qui signera le début du succès.

Picasso et Fernande rencontrent les marchands d’art Leo et Gertrude Stein, ou encore Matisse, ce “cher maître” avec qui la concurrence est féroce. Tout au long de la BD c’est un défilé de poètes et de peintres : certains deviendront célèbres, beaucoup connaîtront un destin tragique. Picasso, Fernande, Max Jacob, Apollinaire, Marie Laurencin, Braque et tant d’autres lient leurs existences dans un Paris en pleine ébullition culturelle entre l’exposition universelle, la création du bateau-lavoir à Montmartre, et le salon des artistes indépendants qui voit émerger une nouvelle génération de peintres. Quelle époque !

Pablo est une excellente BD, avec de l’humour et du rythme, qui séduira aussi bien ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’art que ceux qui ont juste envie de passer un bon moment avec des personnages hauts en couleur.

Pablo, en en version poche (Dargaud, juin 2022, 352 pages). Il existe aussi une version intégrale brochée et il est possible d’acheter le tome 1, le tome 2, le tome 3 et le tome 4 séparément.*

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Prix Fémina des lycéens 2023 : Ce que je sais de toi d’Eric Chacour

Ce que je sais de toi - Eric Chacour

Issu d’une famille aisée du Caire, Tarek a toujours fait ce que ses proches attendaient de lui : il est devenu médecin et il a épousé la jolie Mira, avec qui il espère avoir bientôt un enfant. Il partage son temps entre le cabinet médical hérité de son père, dans lequel se pressent des égyptiens de la communauté levantine, et le dispensaire qu’il a créé pour soigner la population d’un quartier pauvre. Mais une rencontre inattendue va bouleverser son existence et remettre en cause toutes ses certitudes.

Ce premier roman d’un jeune auteur québécois est sorti en août 2023, et il a rencontré un succès inattendu : vous l’avez sans doute déjà croisé sur les réseaux sociaux, avant même qu’il ne remporte le prix Fémina des lycéens 2023. La première partie de ce livre a une particularité qui pourra agacer certains lecteurs : elle est construite à la 2e personne du singulier, avec un narrateur dont on ignore l’identité et qui s’adresse directement à Tarek, le personnage principal. Ce choix stylistique m’a personnellement gênée : il donne un ton un peu artificiel, rend parfois la lecture scabreuse et maintient le lecteur à distance. C’est sans doute principalement pour cette raison que j’ai été moins emballée que d’autres par cette lecture. C’est dommage, car par ailleurs Ce que je sais de toi a beaucoup de qualités.

C’est un livre délicat et émouvant, qui interroge sur le destin, le poids des traditions et de la famille. Peut-on changer son destin quand on a été conditionné dès l’enfance ? L’ambiance fait aussi beaucoup du charme de ce livre, avec une Egypte des années 80, en pleine mutation, qui se dessine surtout à travers les odeurs. Si je n’ai pas été complètement embarquée dans l’histoire de Tarek, j’ai quand même trouvé que c’était une lecture agréable, avec quelques rebondissements qui permettent de maintenir l’intérêt du lecteur jusqu’au dénouement.

Ce que je sais de toi (clic)* d’Eric Chacour, éditions Philippe Rey, août 2023, 301 pages.

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Voleur de feu, une vie d’Arthur Rimbaud – Damien Cuvillier

Voleur de feu, une vie d'Arthur Rimbaud

Voleur de feu est une biographie romancée d’Arthur Rimbaud : si l’auteur s’appuie sur des données biographiques connues, il a aussi pris la liberté d’imaginer certaines scènes. Ce premier volume retrace l’enfance du poète, entre 1857 (Rimbaud avait 3 ans) et 1870 (il en avait 15). Avec son frère aîné et ses deux jeunes sœurs il est élevé par une mère sévère et exigeante, un peu bigote, entre les rues de Charleville-Mézières et la ferme de Roche, un héritage familial qu’elle dirige d’une main de fer. Le père officier, déjà peu présent lors de la petite enfance d’Arthur, finit par prendre définitivement la tangente.

Cette bande dessinée permet de découvrir la sphère familiale étouffante dans laquelle Rimbaud a grandi, ainsi que sa scolarité brillante (il rédige les devoirs des autres élèves pour quelques sous). Elle met également l’accent sur certaines rencontres décisives, comme avec son professeur de rhétorique Georges Izambard : ce dernier va élargir son horizon en lui faisant notamment découvrir la revue “Le parnasse contemporain” (qui publie alors un certain Paul Verlaine) et l’encourager dans ses ambitions littéraires.

J’ai trouvé que Damien Cuvillier prenait vraiment le temps de recréer l’ambiance d’une petite ville de province au XIXe siècle, il y a un beau travail sur les couleurs et l’ensemble est ponctué d’extraits de poèmes. C’est une BD que je vous recommande si vous avez envie d’en apprendre plus sur “l’homme aux semelles de vent”.

Voleur de feu, une vie d’Arthur Rimbaud / Livre 1 (clic) de Damien Cuvillier – éditions Futuropolis, septembre 2023, 104 pages.


Indiana de George Sand, l’adaptation BD

Indiana - Catel & Bouilhac (Indiana a de faux-airs d’Isabelle Adjani, non ?)

Indiana a été le premier roman de George Sand publié sous son nom de plume, et il est ici adapté en BD par le duo Catel & Claire Bouilhac. La jeune et fragile Indiana, originaire de l’île-Bourbon, est mariée à un vieux colonel grognon, Monsieur Delmare. Elle mène désormais une existence morne et ennuyeuse dans un petit château de La Brie. Alors, quand un jeune et aimable noble, Monsieur de Ramière, s’installe dans les environs, elle ne tarde pas à tomber sous son charme. Mais il commence par séduire Noun, la servante et sœur de lait créole d’Indiana. Tous les ingrédients sont réunis pour qu’un drame survienne…

Bien plus qu’une histoire d’amour contrariée, Indiana est considéré avant tout comme un roman féministe : il montre la difficulté pour les femmes du XIXe siècle de faire leurs propres choix, ainsi que la peur du scandale qui règne sur leurs vies. Mais les personnages féminins de ce récit n’en sont pas pour autant sympathiques ! Indiana est même prodigieusement agaçante. Les hommes sont quant à eux dépeints comme des êtres pétris d’égoïsme : Raymon de Ramière est manipulateur, obsédé par sa quête du plaisir, enivré par le pouvoir qu’il exerce sur les femmes. Malgré ces personnages déplaisants, j’ai eu plaisir à découvrir ce classique sous une forme graphique, la férocité du propos étant parfaitement mise en valeur par la modernité des dessins.

Si cette histoire adaptée à 4 mains est illustrée pour sa plus grande partie par Claire Bouilhac, c’est Catel qui prend en charge les premières et les dernières pages : elle y met en scène George Sand elle-même. Cette dernière évoque l’impossibilité de signer son roman avec son nom de femme ou justifie la fin du livre qui ne suivait pas les codes de la littérature romantique en vogue à l’époque. Ces éléments biographiques éclairent habilement l’ensemble de l’ouvrage.

Indiana (clic) de Georges Sand, adaptée par Catel & Bouilhac – éditions Dargaud, septembre 2023 – 176 pages

 

Indiana - Catel et Bouilhac