Catégorie : 4 étoiles – Recommandés

Les voleurs d’innocence de Sarai Walker

Les voleurs d'innocence de Sarai Walker

Héritières d’un magnat des armes à feu, les six sœurs Chapel portent toutes des noms de fleurs : Aster, Rosalind, Calla, Daphne, Iris et Hazel. Le père n’est qu’une ombre à la lisière de leurs vies, leur mère est trop aux prises avec ses démons intérieurs pour s’intéresser vraiment à ses filles. Tous vivent dans une bâtisse de Nouvelle-Angleterre qui ressemble à un gros gâteau de mariage. Et justement le mariage, à l’aube des années 50, semble la seule solution pour les aînées d’échapper à cette prison dorée. Mais alors que la première sœur, Aster, va bientôt épouser Matthew, sa mère la prévient : “Quelque chose d’horrible va arriver“. Mais peut-on vraiment prendre au sérieux cette femme qui croit voir des esprits au pied de son lit ?

Le roman se déroule sur deux temporalités : c’est Iris qui, plusieurs décennies après le drame, nous raconte le destin funeste de ses sœurs, car Aster ne sera pas la seule à mourir au lendemain de son mariage. “Les sœurs Chapel, d’abord elles sont mariées, puis elles sont enterrées” chantaient alors les gamins du quartier.

“Les voleurs d’innocence” est un conte d’inspiration gothique, un récit cruel et tragique qui m’a rappelé par certains aspects Virgin suicides, le roman de Jeffrey Eugenides adapté au cinéma par Sofia Coppola. Le roman est un peu long à démarrer, mais il devient ensuite très addictif. De ces six jolies fleurs, lesquelles parviendront à échapper à leur destin ? J’ai beaucoup aimé ce roman tant pour le suspens entretenu tout au long du livre que pour ses accents féministes. Et croyez-moi, même après avoir refermé “Les voleurs d’innocence”, les sœurs Chapel n’auront pas fini de vous hanter.

Les voleurs d’innocence (clic) de Sarai Walker, éditions Gallmeister, août 2023, 624 pages.

Voleur de feu, une vie d’Arthur Rimbaud – Damien Cuvillier

Voleur de feu, une vie d'Arthur Rimbaud

Voleur de feu est une biographie romancée d’Arthur Rimbaud : si l’auteur s’appuie sur des données biographiques connues, il a aussi pris la liberté d’imaginer certaines scènes. Ce premier volume retrace l’enfance du poète, entre 1857 (Rimbaud avait 3 ans) et 1870 (il en avait 15). Avec son frère aîné et ses deux jeunes sœurs il est élevé par une mère sévère et exigeante, un peu bigote, entre les rues de Charleville-Mézières et la ferme de Roche, un héritage familial qu’elle dirige d’une main de fer. Le père officier, déjà peu présent lors de la petite enfance d’Arthur, finit par prendre définitivement la tangente.

Cette bande dessinée permet de découvrir la sphère familiale étouffante dans laquelle Rimbaud a grandi, ainsi que sa scolarité brillante (il rédige les devoirs des autres élèves pour quelques sous). Elle met également l’accent sur certaines rencontres décisives, comme avec son professeur de rhétorique Georges Izambard : ce dernier va élargir son horizon en lui faisant notamment découvrir la revue “Le parnasse contemporain” (qui publie alors un certain Paul Verlaine) et l’encourager dans ses ambitions littéraires.

J’ai trouvé que Damien Cuvillier prenait vraiment le temps de recréer l’ambiance d’une petite ville de province au XIXe siècle, il y a un beau travail sur les couleurs et l’ensemble est ponctué d’extraits de poèmes. C’est une BD que je vous recommande si vous avez envie d’en apprendre plus sur “l’homme aux semelles de vent”.

Voleur de feu, une vie d’Arthur Rimbaud / Livre 1 (clic) de Damien Cuvillier – éditions Futuropolis, septembre 2023, 104 pages.


Indiana de George Sand, l’adaptation BD

Indiana - Catel & Bouilhac (Indiana a de faux-airs d’Isabelle Adjani, non ?)

Indiana a été le premier roman de George Sand publié sous son nom de plume, et il est ici adapté en BD par le duo Catel & Claire Bouilhac. La jeune et fragile Indiana, originaire de l’île-Bourbon, est mariée à un vieux colonel grognon, Monsieur Delmare. Elle mène désormais une existence morne et ennuyeuse dans un petit château de La Brie. Alors, quand un jeune et aimable noble, Monsieur de Ramière, s’installe dans les environs, elle ne tarde pas à tomber sous son charme. Mais il commence par séduire Noun, la servante et sœur de lait créole d’Indiana. Tous les ingrédients sont réunis pour qu’un drame survienne…

Bien plus qu’une histoire d’amour contrariée, Indiana est considéré avant tout comme un roman féministe : il montre la difficulté pour les femmes du XIXe siècle de faire leurs propres choix, ainsi que la peur du scandale qui règne sur leurs vies. Mais les personnages féminins de ce récit n’en sont pas pour autant sympathiques ! Indiana est même prodigieusement agaçante. Les hommes sont quant à eux dépeints comme des êtres pétris d’égoïsme : Raymon de Ramière est manipulateur, obsédé par sa quête du plaisir, enivré par le pouvoir qu’il exerce sur les femmes. Malgré ces personnages déplaisants, j’ai eu plaisir à découvrir ce classique sous une forme graphique, la férocité du propos étant parfaitement mise en valeur par la modernité des dessins.

Si cette histoire adaptée à 4 mains est illustrée pour sa plus grande partie par Claire Bouilhac, c’est Catel qui prend en charge les premières et les dernières pages : elle y met en scène George Sand elle-même. Cette dernière évoque l’impossibilité de signer son roman avec son nom de femme ou justifie la fin du livre qui ne suivait pas les codes de la littérature romantique en vogue à l’époque. Ces éléments biographiques éclairent habilement l’ensemble de l’ouvrage.

Indiana (clic) de Georges Sand, adaptée par Catel & Bouilhac – éditions Dargaud, septembre 2023 – 176 pages

 

Indiana - Catel et Bouilhac

Ne t’arrête pas de courir – Mathieu Palain

“Ne t’arrête pas de courir” retrace le parcours de Toumany Coulibaly, champion de France du 400 m le jour et cambrioleur la nuit. Mathieu Palain tente de cerner ce personnage solaire et complexe, et de comprendre comment il en est arrivé là, depuis son enfance dans une famille polygame de 18 enfants, à sa découverte de l’athlétisme sur le tard. Pourquoi cette chance qui s’offrait à lui de changer de vie n’a t-elle pas suffi à modifier sa trajectoire ?

Au fil du récit, l’auteur partage les échanges que les deux hommes ont eus au parloir pendant deux ans et l’amitié qui se tisse entre eux.

Dans la deuxième partie du livre, Mathieu Palain s’interroge également sur son travail de journaliste, et cherche à comprendre ses propres motivations : pourquoi a-t-il fait de la prison son principal sujet d’enquête depuis le début de sa carrière ?

J’ai beaucoup aimé ce récit riche et éclairant, une belle surprise de la rentrée littéraire.

Ne t’arrête pas de courir de Mathieu Palain, août 2021, éditions de l’iconoclaste.

[Roman] Etta et Otto (et Russell et James) – Emma Hooper

ette et ottoA 83 ans, Etta n’a jamais vu la mer. Alors un jour, sans prévenir personne, elle quitte sa province canadienne du Saskatchewan pour parcourir seule et à pied les 3232 kilomètres qui la séparent de l’océan. Elle laisse juste un petit mot à son mari Otto,  “J’essaierai de ne pas oublier de rentrer“.  Etta, qui perd un peu la tête, est accompagnée durant tout son voyage par un coyote qui lui parle et prénommé James, comme son neveu unique qu’elle n’a pas connu.  Otto  décide d’attendre patiemment le retour de sa femme, il lui écrit des lettres qu’elle ne lira pas, confectionne les recettes qu’elle lui a laissées, se lance dans d’impressionnantes sculptures en papier mâché… En revanche leur voisin Russel, qui a toujours été secrètement amoureux d’Etta, va se lancer à sa recherche.

Le grand voyage d’Etta est l’occasion de revenir sur sa vie, sa jeunesse, et sa rencontre avec Otto, sur cet amour plus qu’improbable entre une jeune fille issue d’un milieu favorisé, qui a perdu sa sœur unique, qui se destine à devenir institutrice, et un jeune homme illettré, fils de fermiers, perdu au milieu d’une fratrie de 14 enfants, auxquels on donne des numéros pour mieux s’y retrouver. C’est donc un roman d’amour et d’amitié, puisque Russel n’est jamais loin, le roman d’une génération aussi, marquée par la guerre en Europe. C’est un roman sur la vie et la mort, les drames et des joies, les occasions et les choix, sur la mémoire aussi, celle qui reste et celle qui s’en va. Etta et Otto (et Russel et James) est un livre doux et tendre, émouvant mais jamais vraiment triste, bien qu’il tourne autour de thèmes graves comme la fin de vie. Mais il y a chez notre trio d’octogénaires une part d’innocence et de folie qui rend cette lecture légère, malgré tout,  et très attachante.

Etta et Otto (et Russel et James) d’Emma Hooper
Editions Les escales, 327 pages, Octobre 2015 –Note/4 etoiles